Les cloches de Sainte-Anne

Voix de Dieu, quatuor inimitable

Big bellComme d’innombrables des ses consœurs du monde entier, l’église Sainte-Anne d’Ottawa est dotée d’un ensemble de cloches qui au tintement particilièrement raffiné, confère à cette doyenne de la rue ancienne Saint-Patrick, aujourd’hui âgée de 140 ans, sa «voix» particulière, individuelle et unique. Au cours des années, c’est au son de ses cloches que les fidèles se sont faits appeler à la prière et accompagner lors des occasions de joie que sont les noces ou encore les grandes fêtes du calendrier liturgique et la réception d’invités de marque. Accompagnatrices constantes de la vie de ses paroissiens, elles ont partagé aussi avec eux la douleur du deuil d’un disparu et ont été vivement manquées en leur tour par une communauté toute entière le jour où elles aussi, elles sont disparues dans le silence. Lorsqu’elles ont sonné à pleine volée le dimanche de Pâques 2013 après s’être tues pendant deux longues années, les fidèles rassemblés à l’intérieur de leur église se sont précipités sur le parvis pour mieux les acceuillir, certains les larmes aux yeux, d’autres se faisant bousculer par des équipes de reporteurs de la télévision, venus enregister leur retour pour le bulletin des nouvelles du soir.

Déjà connues de la haute antiquité, les cloches sont depuis très longtemps associées au culte et identifiées avec l’Église très tôt dans son histoire. L’épanouisement de l’usage sacré des cloches en Europe du nord semble revenir à l’influence des Irlandais à la suite de leur conversion au christianisme au 5e siècle pour être ensuite adopté par l’Église universelle. Le Liber Pontificalis nous apprend qu’au cours de son règne, le pape Stéphan II (752-757), par exemple, fait ériger un béfroi (campagnae) abritant un ensemble de trois cloches à Saint-Pierre de Rome.[1] Petit à petit, les cloches atteignent le statut d’attribut indispensable à toute église, prenant ainsi une place et signification toute particulière à l’animation des cérémonies liturgiques ainsi que au rythme de la vie quotidienne des communautés avoisinantes qu’elles gardent encore de nos jours. Les cloches d’église ont eu, à toutes les époques, une signification culturelle qui déborde de leur stricte association avec le culte et sont la source de fiérté considérable pour des communautés privilgiées d’en posséder de grande qualité, en vertu de quoi elles reçoivent souvent un nom s’unissant ainsi à l’identité civique. Cela tient du fait que les cloches parlent aux deux entités simultanément, l’individu et la communauté. Les gens depuis toujours se sont identifies à leurs cloches, repérant immédiatement leur son individual et, lorsqu’elle sont vouées au service de l’église, les faisant «baptiser» avant qu’elles ne prennent place au béfroi. Que l’on attribute une «voix» et «langage» aux cloches est très bien illustré par la coutume largement répandue de faire graver à la première personne les dédicaces qui les embellissent, comme si c’était la cloche elle-même qui pronounçait les paroles ainsi frappées sur ses flancs.

crucifix bell

Les cloches de Sainte-Anne prolongent en leur tour les traditions dont elles sont issues et sont acquises en 1910 de la préstigieuse fonderie française Paccard[2]. Fondée en 1796, la maison Paccard existe toujours et demeure la plus grande fonderie française de cloches en existence. Les cloches de Sainte-Anne se sont tues en 2011 alors que leur église est contrainte à fermer ses portes et continuent à garder le silence lorsque celle-ci est confiée à la Paroisse Saint-Clément par Son Excellence l’Archevêque Terrence Prendergast,s.j.[3]. Condannées au silence premièrement par la fermeture de l’église et ensuite jugées hors-d’usage alors qu’une faille est découverte plus tard dans une poutre de soutien, les résidents de la Basse-Ville devront attendre le dimanche de Pâques 2013 avant de pouvoir entendre de nouveau sonner leurs cloches. Il était tout à fait approprié que les cloches, sonnées à pleine volée ce matin-là, viennent ainsi marquer la Résurrection. Elles avaient, au fait, trois raisons pour se joindre en célébration aux fidèles ce jour-là car, en plus des Pâques qu’elles fêtaient, elles annonçaient leur retour au service de Dieu en soulignant par la même occasion un départ nouveau et une année-anniversaire importante dans la vie de leur église, bâtie au cœur de la Basse-Ville en 1873.

La fonte d’une cloche se fait à partir d’un moule dans lequel est versé un alliage appelé «airain» dont la bonne proportion est de 78% cuivre et de 22% étain. Elle reçoit sa «voix» toute individuelle et unique, qui la distinguera de toute autre de ses semblables quand, lors d’une prochaine étape dans sa production, est limée l’épaisseur de ses parois. Fondues en Haute-Savoie selon des méthodes traditionnelles pour la plupart demeurées inchangées depuis le 12e siècle et qui font appel à l’emploi d’un moule en pierres ou briques recouvert d’une couche de sable ou de glaise à qui est parfois ajouté du crottin de cheval[4], les quatre cloches de Sainte-Anne pèsent au total près de 4 000 livres et portent chacune ses emblèmes et dédicaces individuels. La première pesant 1 500 livres donne le Sol; la seconde, d’un poids de 1 100 livres donne le La; la troisième à 800 livres donne le Si et la quatrième à 500 livres, le Re.

Myrand

Si toutes les cloches sont des pièces uniques nées d’une tradition commune, leurs inscriptions nous apprennent beaucoup au sujet de l’époque qui les a vu fondre et la communauté toute entière qui s’est mobilisée pour faire au nom de sa paroisse un achat très onéreux. «Leur identité collective était rattachée à leur temple, comme à un symbole, ou, pour mieux dire, une incarnation de ce qui autrement ne pouvait prendre corps».[5] Ses cloches sont donc marquées d’inscriptions et dédicaces pertinentes à leur localité et portent des citations tirées des Saintes écritures à qui l’usage veut qu’elles donnent «voix » comme si c’était les cloches elles-mêmes qui en prononçaient les paroles. Frappées d’une mention rappelant leur vocation première, la date de leur mise en service ou encore, le nom des personalités ayant présidées à leur installation, chacune des cloches de l’église Sainte-Anne est parée de ses propres emblèmes et dédicaces comme suit – La première porte les armoiries de Sa Sainteté le Pape Pie X et celles du Canada en plus de l’inscription “Vox exultationis et Salutis in tabernaculis justorum/Voix de la joie et du salut dans le temple des justes”; la deuxième est frappée de l’effigie du Sacré-Coeur de Jésus et de l’adoration du Très Saint Sacrement par des anges adorateurs et est gravée des mots “Adveniat Regum Tuum.J.O.Routhier, Administrateur /1910 /Que votre Règne vienne. J.O. Routhier, administrateur Sede Vacante 1910” ; la troisième cloche est dotée de l’effigie de l’Immaculée Conception et du Sacré Coeur de Marie et l’inscription “Dextera Domini fecit virtutem; dextera Domini exaltavit me/La main droite du Seigneur m’a faite vertueuse; elle m’a exaltée”; et enfin,la quatrième quant à elle, porte les effigies du Bon Pasteur et de saint Joseph ainsi que l’inscription “Tu autem Domine gloria mea exaltans Caput Meum ; Joseph Alfred Myrand, curé de la paroisse 1910/ Et mon âme, Seigneur, exaltera ta gloire; Joseph Alfred Myrand, curé de la paroisse 1910”

Si nous savons quelque chose à leur sujet et les traditions qui leur ont donné jour, les cloches de Sainte-Anne gardent quand-même pour elles toutes seules des secrets. Nous n’avons aucune idée, par exemple, du montant de la commande, sans doute onéreuse, passée en 1910 par la paroisse auprès de Monsieur Z, Adessa Tourangeau[6], représentant d’alors de la maison Paccard à Montréal. Un incendie survenu en 1920 dans lequel ont péri tant d’archives paroissiales[7] rend tout à fait possible que les cloches puissent pendant longtemps encore continuer à faire preuve de discrétion à ce sujet. Ce dont nous pouvons être certains, c’est que cet achat important constituait un sacrifice financier pour une paroisse à moyens très modestes. Pour en juger, il suffit de se rappeler que le salaire moyen d’un ouvrier syndiqué de l’époque se chiffrait a 405$ l’an[8]. Si le coût des cloches demeure un point d’interrogation, nous en savons plus long quant à leur moyen d’opération original. Commandé à Montréal, le mécanisme éléctrique qui en assurait le fonctionnement est installé en même temps que les cloches et a coûté 1 245$ à la paroisse. Cette somme est presqu’entièrement enrayée par une quête le jour-même de leur bénédiction solennelle le dimanche 4 décembre, 1910 [9]. C’est cet esprit de générosité qui a permis aux quatre cloches de Sainte-Anne de prendre place au service de Dieu de pair avec leurs consœurs de partout dans le monde.

Aujourd’hui considérées l’attribut suranné et pittoresque d’une église par beaucoup et comme rappel agaçant du divin par certains, les cloches d’église continuent à remplir le rôle essentiel qui leur a toujours été confié. En plus d’assurer très souvent à la communauté des services anodins tel celui de marquer le passage des heures, la vie active des cloches est indissociable de celle de l’Église et, lorsqu’elles sont sonnées en l’honneur de Dieu, rappellent le sacré aux fidèles.

© Paroisse Saint-Clément à l’église Sainte-Anne 2013

[1] H. Thurston, «Bells», The Catholic Encyclopedia, 29 mai 2013, http://www.newadvent.org/cathen/02418b.htm.

[2] Jules Tremblay, Sainte-Anne d’Ottawa – Un résumé d’histoire 1873 -1973 (Ottawa, 1925), p. 253.

[3] Archidiocèse d’Ottawa, Mgr Prendergast acceuille le déménagement de la paroisse St-Clément à l’église Ste-Anne, 23 avril 2012.

[4] “Bellfounding”, Wikipedia, modifié le 28 Février, 2013, http://en.wikipedia.org/wiki/Bellfounding.

[5] François Mathieu, Les cloches d’Égilse du Québec – Sujets de culture (Québec, 2010), p. 173.

[6] Le Temps, 5 Décembre 1910, “Bénédiction de cloches à l’Église Sainte-Anne”, 5 Dec. 1910, p. 8.

[7] Jules Tremblay, Sainte-Anne d’Ottawa, p.v.

[8] Canada Department of Labour, The Labour Gazette, July 1907- June 1908 (Ottawa, 1908).

[9] Jules Tremblay, Sainte-Anne d’Ottawa, p. 254.